11 avril 2018
Une nouvelle étude, publiée aujourd’hui dans la revue Frontiers in Marine Science et utilisant la reconstitution des captures mondiales de poissons réalisée par le projet Sea Around Us (Université de Colombie-Britannique), révèle qu’au cours des 60 dernières années, le chalutage de fond (une méthode de pêche consistant à trainer d’énormes filets sur les fonds marins) a généré la capture de 25 millions de tonnes de poissons vivant au-delà de 400 mètres de profondeur, et entraîné l’effondrement de nombreuses populations de poissons.
Ces nouvelles estimations indiquent que les pays ont capturé 42% plus de poissons profonds que ce qu’ils ont déclaré à l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). « Notre étude montre qu’il y a une sous-déclaration systématique des captures réelles. Cela signifie que les gestionnaires des pêches prennent des décisions sur la base de données incorrectes, ce qui a des conséquences dramatiques pour les écosystèmes marins« , déclare Lissette Victorero, auteure principale de l’étude et doctorante au National Oceanography Centre au Royaume-Uni.
L’étude retrace les captures historiques de 72 espèces de poissons profonds capturées par les flottes mondiales de chalutiers de fond. Beaucoup de ces espèces sont exploitées à des niveaux non durables et plusieurs ne sont plus viables commercialement.
Par exemple, les captures estimées de grenadiers de roche dans l’Atlantique Nord étaient supérieures à 60 000 tonnes en 2001, mais le stock a été surpêché si rapidement qu’un moratoire a dû être imposé en 2006. « L’une des raisons de cet effondrement est le fait que les chaluts sont pas sélectifs : ils attrapent tout et n’importe quoi, ce qui signifie que les jeunes grenadiers qui n’ont pas encore atteint leur maturité sexuelle sont capturés avec des grenadiers adultes, diminuant ainsi la capacité de reconstitution de la population« , explique Deng Palomares, co-auteure de l’étude et gestionnaire du projet Sea Around Us.
Prof. Les Watling, de l’Université d’Hawaii à Mānoa et auteur de l’étude, explique que la plupart des pêcheries analysées suivent un cycle typique de « surexploitation séquentielle » sur une décennie ou deux, car les poissons profonds ont généralement une fécondité faible et une croissance lente, ce qui les rend très vulnérables à la surexploitation. Les poissons d’eau profonde vivent aussi souvent autour des monts sous-marins et des dorsales océaniques, des zones détruites et laissées sans vie par le passage des chaluts de fond.
Le chalutage profond épuise les stocks de poissons et génère très peu de poissons commercialisables. Les poissons juvéniles sont rejetés par-dessus bord parce qu’ils ne répondent pas aux exigences de taille minimale, tandis que les espèces non ciblées mais capturées de manière « accessoire » sont également rejetées mortes à la mer.
Les nouvelles estimations présentées par Lissette Victorero et ses collègues indiquent que six millions de tonnes de poisson ont été rejetées au cours de la période étudiée, tandis que la pêche en eaux profondes n’a représenté que 0,5% du total des débarquements de poisson. « Cela signifie que leur importance économique est triviale« , indiquent les auteurs.
Pour maintenir une activité de pêche aussi peu viable, les flottes industrielles doivent constamment rechercher des subventions publiques et de nouvelles espèces à exploiter, notamment lorsqu’elles ont surexploité un stock de poissons ou qu’elles sont soumises à de nouvelles réglementations. « Les chalutiers suivent une logique cyclique : lorsqu’ils ont surexploité un stock de poissons, ils se mettent à cibler les poissons qu’ils capturaient jusque-là de façon accessoire. Ils créent de nouveaux marchés pour ces nouvelles espèces jusqu’à ce que, elles aussi, soient surexploitées… La règlementation est systématiquement en retard sur des stratégies de pêche aussi fluctuantes« , explique l’auteure principal.
Le chalutage profond impacte bien plus que les populations de poissons. Les chaluts détruisent aussi les éponges, les coraux, les étoiles de mer, holothuries, anémones et de nombreux autres organismes marins qui jouent un rôle crucial dans l’écosystème en fournissant une source de nourriture ou d’habitat pour les espèces marines. Les chaluts dévastent les monts sous-marins et d’autres habitats essentiels, transformant ainsi d’anciennes zones florissantes en déserts.
La sous-déclaration massive des captures signifie qu’une « biomasse beaucoup plus importante que nous ne le pensions de poissons, de coraux et d’autres espèces bâtisseuses d’écosystèmes ont été retirées des eaux profondes. Cela a modifié les écosystèmes d’une manière que nous n’avons pas encore comprise » déclare Palomares.
Claire Nouvian, co-auteur de l’étude et fondatrice de BLOOM, ajoute que ces résultats devront être pris en compte par les décideurs politiques en fin d’année 2018 lorsqu’ils fixeront le total admissible de captures (TAC) et les quotas pour les espèces d’eau profonde dans l’Union européenne. « Le nouveau règlement européen sur la pêche profonde pour lequel nous nous sommes tant battus et qui interdit le chalutage profond au-dessous de 800 mètres est entré en vigueur en janvier 2017, mais étant donné que les quotas pour les espèces profondes sont fixés tous les deux ans, 2018 sera la première année où le TAC doit être établi selon les nouvelles règles« .
Les décideurs seront tenus de fixer les quotas en fonction des principes fondamentaux de la Politique commune de la pêche (PCP) et du nouveau Règlement « pêche profonde » (n°2016/2336). Ces deux textes imposent clairement de « veiller à la conservation à long terme des stocks de poissons d’eau profonde », d’appliquer « l’approche de précaution en matière de gestion des pêches » et de rétablir « les populations des espèces exploitées au-dessus des niveaux qui permettent d’obtenir le rendement maximal durable ».
***
Cet article est une publication en accès libre disponible ici : https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fmars.2018.00098/full
Citation : Victorero, L., L. Watling, M.L. Deng Palomares, C. Nouvian. 2018. Out of sight, but within reach: a global history of bottom-trawled deep-sea fisheries from >400 m depth. Frontiers in Marine Science. Doi: 10.3389/fmars.2018.00098.
Communiqué de presse en anglais disponible ici.
Communiqué de presse en espagnol à lire ici.