02 janvier 2011
Au-delà d’environ 200 mètres de profondeur, la lumière du soleil ne pénètre plus dans l’océan en quantité suffisante pour permettre la photosynthèse. Il n’y a donc pas de végétaux dans les écosystèmes profonds : pas d’algues, herbiers ou phytoplancton. La vie qui s’y développe dépend de la matière organique produite en surface et transférée vers les profondeurs en quantités très faibles. En dehors de sites très particuliers dits « chimiosynthétiques » (comme les sources hydrothermales ou les suintements froids de méthane), l’écosystème profond est donc caractérisé par l’absence de production primaire in situ, par des biomasses faibles et une majorité de poissons prédateurs et/ou nécrophages.
Cette pénurie alimentaire impose des restrictions structurelles à la vie dans les grandes profondeurs : un rythme de vie « au ralenti », une croissance et un métabolisme lents, une longévité extrême, des biomasses faibles… Le milieu océanique profond subit en outre peu de perturbations hormis celles de l’homme et le taux de mortalité naturelle y est très bas. Ce contexte austère crée les conditions d’une résilience très faible de la faune et du milieu aux perturbations exogènes.
Moins de 1% des océans ont été explorés… Ce qui explique que la plupart des questions scientifiques à propos des milieux profonds demeurent sans réponse.
Une estimation du nombre d’échantillonnages scientifiques réalisés depuis les débuts de l’exploration profonde (dernier quart du XIXème siècle) donne un total de 3000 échantillons environ, soit moins d’un échantillon par zone de 100 000 km2 en moyenne. De même, on estime à 50 000 le nombre de monts sous-marins dans les océans mais guère plus de 200 d’entre eux ont été explorés et seule une trentaine échantillonnés. Ces chiffres sont cohérents avec le nombre très limité de submersibles scientifiques capables d’explorer les profondeurs au-delà de 1000 mètres : moins d’une dizaine dans le monde.
L’exploration des profondeurs équivaut à un immense gruyère dont seuls quelques fragments, les plus spectaculaires mais pas forcément les plus représentatifs (les processus chimiosynthétiques par exemple), sont connus des chercheurs. Ainsi, des zones charnières aussi productives et exploitées que les marges continentales demeurent très peu étudiées, malgré leur rôle critique dans le système océanique global et les menaces croissantes qui pèsent sur elles. Les chercheurs américains Lisa Levin et Paul Dayton ont exprimé dans une publication une peur partagée par l’ensemble de la communauté scientifique « profonde » : qu’habitats et diversité biologique disparaissent avant même qu’on ait eu l’occasion de les découvrir, et encore moins de les comprendre.
La faible biomasse qui caractérise les grandes profondeurs océaniques a longtemps masqué aux observateurs l’exceptionnelle diversité d’espèces qui y régnait.
En 1992, la fameuse étude de Grassle & Maciolek qui consiste en un échantillonnage fin de 40 m2 à 2000 mètres de profondeur au Nord-Est des Etats-Unis permet d’établir une estimation de la biodiversité profonde. En effet, sur 558 échantillons de vase, quelque 58% des 1 597 espèces identifiées sont nouvelles. Extrapolé à l’ensemble des sédiments profonds, leur calcul donne une estimation de biodiversité atteignant 10 millions d’espèces.
La richesse biologique la plus forte du milieu océanique se situe entre 200 et 1000 mètres de profondeur, précisément la profondeur la plus travailllée par les chalutiers profonds.
Aujourd’hui, on estime que ce sont entre 1 et 10 millions d’espèces, de petite taille pour la plupart, qui restent à découvrir, et 90% de cette fabuleuse diversité biologique marine est logée… dans le sédiment ! Contrairement à ce que chacun imagine lorsqu’il se figure le réservoir de biodiversité que forment les “abysses”, la richesse en espèces ne se rencontre pas forcément au niveau de structures spectaculaires comme les récifs coralliens profonds ou les oasis hydrothermales, mais au niveau du sédiment et des populations de petite taille : méiofaune et macrofaune. Pour en saisir l’ampleur, il faut changer d’échelle.
L’abondance et la diversité de la méiofaune (de 0,1 à 1 mm) et de la macrofaune (de 1 à 10 mm) est phénoménale : sur une surface équivalente à une page de format A4, on trouve plus de 10 000 individus de 1000 espèces différentes ! Des dizaines d’espèces nouvelles sont identifiées à chaque prélèvement. Précisons également qu’il n’existe pas de connectivité génétique entre les espèces profondes lorsque les bassins sont suffisamment éloignés et que le changement d’espèces d’une province océanique profonde à l’autre concerne entre 50 et 70% des animaux. Cela signifie qu’il existe un fort taux d’endémisme dans les profondeurs.
On comprend dès lors que le sediment doit être considéré comme la banque ADN des oceans, le livre-mémoire de l’histoire de l’évolution de la vie sur terre.