13 octobre 2015
Annoncée au mois de septembre par le quotidien britannique The Guardian, la nouvelle a été officialisée le lundi 5 octobre à Valparaiso lors de l’ouverture de la 2ème conférence mondiale Our Ocean, lancée à l’initiative du secrétaire d’état américain John Kerry. À cette occasion, la présidente chilienne Michelle Bachelet a confirmé la création d’une aire marine protégée (AMP) autour de l’île de Pâques. Situé à 3 750 kilomètres au large des côtes chiliennes, le domaine sacré des emblématiques Moaïs devrait donc former l’épicentre d’un sanctuaire de 720 000 km2. Toute exploration pétrolière et minière en mer y sera rigoureusement interdite et seules les populations locales seront autorisées à poursuivre leurs activités de pêche dans une bande côtière de cinquante miles. Si le projet est aujourd’hui porté par les fondations Bertarelli et The Pew Charitable Trust, il intervient après une longue mobilisation des Rapa Nui pour contrer la pêche industrielle, souvent illégale et ciblant tout particulièrement les thons et les requins.
Carte © Le Marin
En l’absence remarquée des océans à l’agenda de la COP 21, la multiplication de tels projets[1] semblerait presque envoyer un signal rassurant en démontrant la capacité insoupçonnée des États à « se prendre en main » en matière environnementale. On notera toutefois que si elle constitue actuellement l’un des meilleures options envisagées, la création d’AMP nécessite de mettre en place des plans de gestion de nos activités adaptés aux écosystèmes à préserver et permettant aux populations locales de conserver la souveraineté sur leurs domaines. S’il importe donc de ne pas sous-estimer la valeur symbolique des mots, encore faut-il bien se garder de croire en leur seule magie.
Selon l’Union internationale de conservation de la nature, une AMP se définit par sa vocation à protéger non seulement les ressources vivantes marines mais également celles historiques et culturelles.[2]
C’est en 2002, lors du Sommet de la Terre à Johannesburg, que les États se sont engagés pour la première fois en faveur de la création d’un réseau mondial d’AMP d’ici 2012. En 2011, la dixième Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (CBD) a repoussé cet objectif et l’a fixé à 10 % des zones côtières et marines d’ici 2020.[3] Tous les quatre ans, la tenue du Congrès mondial sur les aires marines protégées (IMPAC) permet d’évaluer les progrès accomplis en la matière, mais les statistiques disponibles indiquent que moins de 3 % des océans bénéficient de telles mesures (et moins de 1% est intégralement protégé).[4]
Les eaux qui entourent l’île de Pâques possèdent une biodiversité aussi riche que fragile. On y dénombre ainsi plus de vingt cinq espèces de poissons endémiques et les thons et requins y ont trouvé depuis bien longtemps un lieu privilégié pour se reproduire. Mais à l’instar des autres océans du globe, ces écosystèmes subissent eux aussi les dommages liés à l’arrivée massive des flottes de pêche étrangères. Ce sont notamment des navires espagnols, chinois, coréens et russes qui se servent tous azimuts dans ce réservoir de biodiversité en utilisant des engins non sélectifs qui capturent, au passage, de nombreuses espèces non commerciales. Coraux, tortues et requins viennent donc grossir les rangs des victimes collatérales d’un modèle d’exploitation irraisonné. Faute de dispositifs de contrôle d’envergure, ces eaux ont également été livrées en pâture aux pêcheurs illégaux dont les méthodes destructrices appellent désormais des mesures coordonnées sur le plan international.
© Paris Match, Crédits: REUTERS/David Gray
Outre les irréversibles dégâts sur ces milieux, ce sont les Pascuans qui paient les premiers le tribut de l’appétit débordant des flottes étrangères. En effet, compte tenu des interactions proies-prédateurs complexes dans ces écosystèmes, nous savons désormais que toute surexploitation au large risque de déstabiliser, à terme, les stocks exploités près des côtes.[5] L’arrivée des flottes étrangères et l’augmentation sans précédent des activités illégales ont donc affecté les captures au sein de ces pêcheries artisanales.[6] À cela s’ajoutent les dommages environnementaux causés par l’essor des activités touristiques sur l’île depuis la fin des années soixante.[7]
Dotée du 2ème territoire maritime mondial, la France dit, pour sa part, avoir amplement dépassé cet objectif de 10% d’AMP d’ici 2020, les aires marines protégées couvrant actuellement 16,5 % de ses eaux.[8] Cependant, plus de 70% de ces 16,5% correspondent à la récente aire marine protégée de Nouvelle-Calédonie,[9] qui est plus un plan de gestion spatial qu’une aire marine protégée au sens de la communauté internationale et de la CBD.[10]
Plusieurs auteurs ont déjà soulevé qu’une démarche de préservation de la diversité biologique ne saurait à elle seule résoudre l’ensemble des difficultés posées par l’impératif de durabilité. Les chercheurs Christian Chaboud et Florence Galletti ont par exemple suggéré que « la question des AMP ne peut plus être traitée sans référence à des dimensions autres que biologiques et environnementales […]. La décision de leur création est d’abord un processus politique et juridico-administratif impliquant les autorités d’un État souverain […] De ce fait, des sciences sociales telles que l’économie, le droit, la science politique, sont à présent requises pour analyser les processus de création de ces aires, leur fonctionnement, et pour tenter de résoudre les difficultés et les « crises » créées par leur installation sur un territoire ».[11]
En matière environnementale, la politique des bonnes intentions ne suffit donc pas. Au contraire, il s’avère indispensable de considérer les groupes locaux afin que ces derniers bénéficient pleinement des retombées positives de ces projets. Il importe en particulier de considérer leur degré de vulnérabilité économique de sorte que la préservation de ce patrimoine naturel – en vue de sa transmission aux générations suivantes – ne soit pas vécue comme une « dictature du futur insupportable pour des individus (sur)vivant parfois avec moins d’un dollar par jour ».[12] Simultanément, les décideurs publiques doivent anticiper correctement les effets pervers que la création d’une AMP peut induire, afin d’éviter qu’une restriction et/ou une fermeture de la zone de pêche ne se traduise, par exemple, en un report des captures en périphérie. De surcroît, une attention particulière doit être portée sur leur localisation. Soulignons en effet que le dispositif doit, avant tout, améliorer la gouvernance des zones les plus exposées aux activités humaines. Nul besoin de préciser que l’engagement d’un tel processus pour des espaces peu fréquentés ne présente qu’un faible intérêt. Fixer des objectifs chiffrés ne dispense pas d’établir une hiérarchie des priorités.
Autrement dit, s’il faut saluer la démarche qui consiste à protéger les écosystèmes marins vulnérables, il convient néanmoins de se garder de l’enthousiasme suscité par les seuls effets d’annonce. Ainsi, faut-il porter un regard attentif sur les modalités de mise en œuvre, sur les moyens qui y sont affectés et sur leur localisation.
À Madagascar par exemple, l’ONG Blue Ventures a mis en place des fermetures temporaires de pêche au poulpe le long de la côte. Résultats : beaucoup plus de captures et des revenus bien plus importants pour les pêcheurs.[13]
Des grosses aires marines protégées c’est bien, mais des petites qui fonctionnent vraiment sur le terrain et qui contribuent à la sécurité alimentaire, c’est encore mieux !
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[1] Signalons en effet que cette annonce a été suivie de celles de la Nouvelle-Zélande (îles Kermadec) et des États-Unis (l’une située dans le lac Michigan et la seconde dans la Baie de Mallows sur le fleuve Potomac). Sur ce point, consulter notamment l’article « Le Chili protégera les eaux de l’île de Pâques, un signal fort en défense des océans », 5 oct. 2015, disponible à l’adresse suivante : www.liberation.fr/monde/2015/10/05/le-chili-protegera-les-eaux-de-l-ile-de-paques-un-signal-fort-en-defense-des-oceans_1397953. Dernière consultation le 13/10/2015.
[2] « Tout espace intertidal[2] ou infratidal[2] ainsi que des eaux sus-jacentes, sa flore, sa faune et ses ressources historiques et culturelles que la loi ou d’autres moyens efficaces ont mis en réserve pour protéger en tout ou en partie le milieu ainsi délimité » Comité français de l’IUCN, Aires marines protégées. Les enseignements du premier congrès mondial pour la stratégie nationale, [En ligne], Australie, 24-28 nov. 2005.
[3] Aussi appelé « Objectif 11 d’Aichi ». Les objectifs d’Aichi sont au nombre de vingt et forment le plan stratégique 2011-2020 de la CBD.
[4] Une base de données est disponible en ligne à l’adresse suivante : www.protectplanetocean.org/official_mpa_map.
[5] Myers and Worm (2003) Rapid worldwide depletion of predatory fish communities. Nature, 423: 280-283.
[6] Zylich et al. (2014) Fishing in Easter Island, a recent history (1950-2010), Fisheries Centre Working Paper, Fisheries Center, UBC, Vancouver.
[7] Boyko (2003) The endemic marine invertebrates of Easter Island: how many species and for how long? In Loret and Tanacredi (Eds.), Easter Island: Scientific exploration into the world’s environmental problems in microcosm, New York, Kluwer Academic/Plenum Publishers, pp. 155–175
[8] www.aires-marines.fr/Les-aires-marines-protegees/Carte-interactive.
[9] www.aires-marines.fr/Les-aires-marines-protegees/Categories-d-aires-marines-protegees/Parc-naturel-de-la-mer-de-Corail-en-Nouvelle-Caledonie.
[10] www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/25/la-france-cree-en-nouvelle-caledonie-une-immense-aire-marine-protegee_4407131_3244.html.
[11] Chaboud and Galletti (2007) Les aires marines protégées, catégorie particulière pour le droit et l’économie. Mondes en développement, 138 (2): 27-42.
[12]Ibid. Chaboud and Galletti (2007).
[13] Oliver et al. (2015) Positive catch and economic benefits of periodic octopus fishery closures: do effective, narrowly targeted actions ‘catalyze’ broader management? PLoS ONE http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371%2Fjournal.pone.0129075