17 juillet 2015
Le 6 août 2015 aura lieu l’inauguration du nouveau canal de Suez. Fort de près de 190 km de long, ce canal est le plus étendu du monde et c’est aujourd’hui sa seconde voie qui vient d’être réaménagée. Une prouesse technique et un projet économique de grande ampleur qui pourraient avoir des effets dévastateurs sur les écosystèmes méditerranéens.
Canal de Suez. Les courants, orientés Sud-Nord, poussent les masses d'eau et les espèces invasives de la mer Rouge vers la mer Méditerranée. ©Google Map / BLOOM Association 2015
L’élargissement du canal doit servir à fluidifier et à augmenter le trafic entre la mer Rouge et la mer Méditerranée. Ce ne sont pas moins de 100 bateaux par jour (soit plus de 36 000 par an) qui transiteront ainsi par le canal. Soit le double d’aujourd’hui.
De nombreuses entreprises de réparation de navires et de sociétés de remorquage et d’assistance aux navires, de complexes industriels divers et touristiques s’installeront dans la région de la zone ainsi réaménagée. À terme, les retombées financières de ce projet pourraient être considérables. D’après le docteur en sciences politiques Sébastien Bossois, elles atteindraient près de 100 milliards de dollars par an pour l’ensemble de la région concernée.[i] Un projet ambitieux donc, et l’un des projets phares du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
Malheureusement, cet agrandissement ne sera pas sans impact sur la biodiversité marine. Une augmentation du trafic maritime va de pair avec une augmentation des risques de pollution (bruit, déchets) et de contamination chimique, sans parler des risques d’accident. Mais ce n’est pas la principale inquiétude du docteur Bella Galil, de l’Institut National Océanographique d’Israël. « Avec l’augmentation du nombre de bateaux traversant le canal, c’est également celui des espèces invasives qui risque d’exploser » explique-t-elle. « La Méditerranée est une mer dite semi-fermée. Elle est donc extrêmement sensible aux perturbations extérieures. C’est l’ensemble de son écosystème qui risque d’être bouleversé et avec lui, toutes les activités humaines qui en dépendent. »
Depuis plusieurs années, les méduses se multiplient et envahissent les côtes israéliennes. Grandes prédatrices de plancton, leur invasion massive peut participer au déséquilibre de l'écosystème marin méditerranéen. Leurs colonies peuvent aller jusqu'à bloquer les sas de barrages et de centrales électriques. ©Bella Galil, Institut Océanographique d'Israël 2015
À l’heure actuelle, 443 espèces de macrophytes (plantes aquatiques visibles à l’oeil nu), d’invertébrés et de poissons auraient déjà envahi la Méditerranée via le canal de Suez. Ces invasions peuvent se faire directement, pour les espèces capables de nager ou flotter et de s’adapter aux différences de conditions de milieu entre la mer Rouge et la mer Méditerranée. Mais elle peut également se faire indirectement et ce de deux manières : par fixation sur les coques des bateaux (phénomène de biosalissure/encrassement ou fouling en anglais), ou par transport à l’intérieur même des bateaux, dans les caissons de prise d’eau de mer situés sous la ligne de flottaison. Ceux-ci assurent l’alimentation du navire en eau de mer, notamment pour les ballasts (qui permettent d’équilibrer les bateaux) et le refroidissement des moteurs. En ce qui concerne les eaux dites de ballast, plusieurs centaines de taxons peuvent être transportés au sein d’un seul navire.[ii]
Certaines des espèces invasives ainsi introduites ont des impacts majeurs sur notre santé et celle de l’environnement. C’est le cas du poisson-ballon Lagocephalus sceleratus par exemple, introduit dans l’Est de la Méditerranée en 2003. Ses organes internes contiennent une neurotoxine capable de provoquer vomissements, problèmes respiratoires, coma et dans certains cas, la mort. Cette espèce endommage également les filets des pêcheurs, entraînant de nombreuses pertes économiques.
Lagocephalus sceleratus, ou poisson-ballon ©Oren Klein 2015
Les poissons-lapins Siganus luridus et Siganus rivulatus ont quant à eux transformé de formidables complexes d’algues qui servaient de nourriture à de nombreuses espèces endémiques en vastes champs stériles.[iii]
À une échelle plus globale, l’invasion par des espèces extérieures à la mer Méditerranée tend à provoquer une homogénéisation génétique : le secteur affecté présente moins d’espèces différentes en plus grand nombre, les espèces natives laissant peu à peu la place aux espèces les plus invasives.
Siganus rivulatus, ou poisson-lapin. La roche a été vidée des algues qui servaient de nourriture à de nombreuses autres espèces. ©Zvika Fayer 2015
Près de 500 scientifiques originaires de 40 pays différents ont déjà tenté de lancer l’alerte.[iv] Ils réclament, entre autres, une Étude d’Impact Environnemental (EIA). Les gouvernements signataires présents à la Convention Cadre de Rio de Janeiro en 1992 ont eux-mêmes demandé à ce que ce type d’outil d’analyse soit utilisé en amont de tout projet susceptible d’avoir un impact notable sur l’environnement. Aucune EIA n’a été réalisée pour le canal de Suez en ce qui concerne les invasions marines. Elle permettrait pourtant d’évaluer l’impact que son élargissement pourrait avoir et ainsi de développer des mesures de prévention et de mitigation des risques encourus. BLOOM se joint à cette communauté scientifique pour demander une Étude d’Impact Environnemental afin que les dommages causés aux écosystèmes méditerranéens soient effectivement évalués, encadrés et minimisés.
La plupart des espèces invasives qui s’installent en Méditerranée ont nagé ou flotté directement d’une mer à l’autre, sans passer par les eaux de ballast ni par un accrochage à la coque de bateaux.[v] Deux mesures principales sont proposées par les scientifiques pour réduire l’invasion d’espèces exotiques. La première consiste à mettre en place des écluses. La deuxième consiste à recréer une barrière à haute salinité, telle que celle qui existait auparavant au niveau du Grand Lac Amer, situé entre les parties nord et sud du canal. Constitué de marais naturels hypersalins, ce lac a limité les invasions en provenance de la mer Rouge pendant plusieurs décennies. Mais la salinité des lacs s’est progressivement alignée sur celle de la mer Rouge et la barrière migratoire a disparu suite à l’élargissement du canal de Suez dans les années soixante. Ces deux types de barrière (écluse et mur salin) existent sur le canal de Panama depuis plus de cent ans. Elles n’ont jamais remis en question sa viabilité économique et à ce jour, peu d’espèces invasives ont réussi à passer le canal.
Espèce invasive Matuta victor ou matute vaincqueur. ©Oz Rittner, 2015
Il est urgent que les parties prenantes responsables de la gestion environnementale de la Méditerranée prennent en compte les risques d’altération dramatique posés par l’invasion d’espèces exotiques. Leur propagation, facilitée par le réchauffement des températures dans cette zone, endommage les écosystèmes et menace les biens et les services qu’ils procurent à l’Homme. En tant que « plus grand partenaire du marché et premier investisseur étranger » en Égypte,[vi] l’Union Européenne fait partie de ces parties prenantes et doit aller dans le sens d’un meilleur contrôle de ce corridor responsable de l’invasion des deux tiers des espèces non indigènes présentes en Méditerranée.
[i] Sébastien Bossois, 2015. Le doublement du canal de Suez en 2015 : un chantier pharaonique pour l’Egypte. Academia.edu http://www.academia.edu/11629910/Le_doublement_du_canal_de_Suez_en_2015_un_chantier_pharaonique_pour_lEgypte
[ii] A.D.M. Coutts et T. Dodgshun, 2007. The nature and extent of organisms in vessel sea-chests: A protected mechanism for marine bioinvasions. Marine Pollution Bulletin 54(7): 875-886
[iii] B. Galil et al., 2015. The Enlargement of the Suez Canal and Introduction of Non-Indigenous Species to the Mediterranean Sea. Association for the Sciences of Limnology and Oceanography, Letters to the editor
[iv] Liste disponible sur demande auprès de Bella Galil, de l’Institut Océanographique, Recherche Océanographique et Limnologique d’Israël, Haifa, Israël : bella@ocean.org.il
[v] La plupart des espèces non indigènes présentes en Méditerranée se concentre le long des côtes de l’Égypte à la Turquie, ce qui correspond au profil des courants concernés. Si la raison première de ces invasions était le transport involontaire par les bateaux, ces espèces se concentreraient avant tout au niveau des ports de débarquement de ces bateaux (Pirée, ouest de l’Égée, Malte, Italie et Espagne) – ce qui n’est pas le cas. Voir l’étude de B. Galil et al., 2015
[vi] Voir la note de Federica Mogherini, Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de mars 2015 : http://eeas.europa.eu/delegations/egypt/press_corner/all_news/news/2015/20150315_en.htm
Update / À lire : l’article du New York Times du 30 janvier 2016 (en anglais).