07 août 2015
« Au cours des deux dernières décennies, une révolution néolibérale silencieuse a eu lieu dans nos océans. » Dans un article du 17 juillet 2015, la journaliste et chercheuse Emma Cardwell revient sur la manière dont les lois du marché ont eu une emprise croissante sur le secteur des pêches au Royaume-Uni, au détriment de la pêche artisanale.
Article original: http://www.newstatesman.com/politics/2015/07/selling-sea-how-our-fish-lost-their-freedom-market-forces
« Nous sommes au bout du rouleau ». Jerry Percy, directeur exécutif de la plateforme LIFE (« Low Impact Fishers of Europe »), un groupe qui représente les intérêts des pêcheurs européens qui pratiquent une pêche à faible incidence sur l’environnement, est inquiet pour l’avenir de la flotte de pêche artisanale du Royaume-Uni. « Si les choses ne changent pas, nous allons perdre à certains endroits les derniers vestiges de ce qui fut autrefois une industrie fière et vitale, inutilement détruite par la politique du gouvernement. »
Jerry n’est pas le seul à être inquiet. Greenpeace a récemment lancé un examen judiciaire de la politique des pêches au Royaume-Uni, faisant valoir que celle-ci est contraire au droit européen. « Les pêcheurs artisans représentent près de 80% des flottes de pêche anglaise et galloise. Leurs pratiques sont plus durables, et ils sont partie intégrante du bien-être économique et social des communautés côtières », explique Rukayah Sarumi, de la campagne océans chez Greenpeace. « Pourtant, le gouvernement alloue toujours la grande majorité des droits de pêche aux navires de pêche industrielle. Un seul chalutier – le Cornelis Vrolijk, à intérêts Néerlandais – reçoit 23% du quota anglais, soit près de quatre fois celui de l’ensemble de la flotte de pêche artisanale en Angleterre ».
Comment en est-on arrivés là? Il faut chercher la réponse du côté de l’économie. Dans les années cinquante, les économistes ont fait valoir que la diminution des stocks de poissons provoquée par l’expansion de la flotte et de l’industrialisation de masse devait être résolue par un recours aux lois du marché. Ils ont proposé que les États mettent en place des droits de pêche qui pourraient être achetés et vendus.
L’Islande a été un des premiers pays à mettre en œuvre cette politique de marché dans les années 80. Leurs stocks de poissons ont commencé à se rétablir, la flotte de pêche est devenue plus rentable, et les économistes ont mis l’Islande sur un piédestal, s’en servant comme exemple de ce qui pouvait être obtenu à l’aide d’outils de marché.
Cependant, la privatisation de droits de pêche – activité autrefois en accès libre – n’a pas profité à tout le monde, comme le souligne l’anthropologue Niels Einarsson, un expert de la politique islandaise de la pêche : « Beaucoup de pêcheurs ont été dépossédés. Cela a même conduit à une affaire devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies. Ce fut un énorme embarras pour l’Islande : nous nous vantions de démocratie sociale ». Tandis que la politique de marché faisait des ravages dans les communautés de pêche islandaises, elle a entraîné ailleurs la création d’énormes richesses. « Les banques ont négocié les droits de pêche comme des actifs. Ce sont devenus de précieux dérivés, et le secteur financier a explosé. Puis tout s’est écroulé « .
Après le boom induit par la mise en place de ces droits de pêche dits « individuels et transférables » et le crash économique qui a suivi en 2008, les Islandais se sont demandé comment l’une des sociétés les plus équitables du monde avait pu devenir une communauté de – selon Niels – « barons de la mer et serfs ». Une révolution populaire en 2009 a exigé une réforme du marché des droits de pêche, et le gouvernement a promis une nouvelle Islande, plus démocratique, en lançant la première constitution participative du monde. Mais le marché a été tenace. L’ensemble du système financier étant tributaire des droits de pêche, la réforme démocratique, ainsi que celle des pêches, ont toutes deux lamentablement échoué.
Bateau de pêche au port de Reyðarfjörður, Islande ©Jeff Jouanneau
Et l’Islande n’a pas été le seul pays dans ce cas. Partout dans le monde, les marchés fonctionnant sur des droits de pêche ont conduit à la dépossession. Au Royaume-Uni, le prix des gros navires et de leurs droits de pêche associés ont explosé ; les jeunes n’ont pas les moyens et dans de nombreux cas, seules les grandes entreprises, avec le soutien de banques, peuvent acheter ces bateaux. Cela a dissuadé les jeunes de se lancer dans la pêche et un vent de colère souffle dans l’industrie contre la montée en puissance du secteur financier.
Des travailleurs intérimaires philippins ont remplacé les jeunes qui travaillaient auparavant sur les bateaux britanniques. En raison de l’obligation de visa, on les empêche souvent de débarquer. De plus, les travailleurs en mer ne doivent pas obligatoirement être payés au salaire minimum. L’an dernier, la police écossaise a lancé une enquête sur l’emploi à bord des bateaux de pêche après plusieurs cas d’esclavage et de traite d’êtres humains.
Alarmé par la tournure des évènements, le gouvernement écossais est en train de réformer le marché des droits de pêche. « Les ministres cherchent à ajuster le système en Ecosse afin de mieux refléter leur conviction que les droits de pêche sont un atout national», explique un porte-parole du gouvernement écossais. « Les droits doivent être protégés au sein de l’Ecosse pour les générations futures. »
Le gouvernement anglais est également concerné. En 2012, le secrétaire d’Etat à l’Environnement a tenté d’aider les pêcheurs artisans en réallouant certains droits de pêche anglais, mais a dû faire face à un recours juridique de ceux qui détenaient ces droits. Le juge a déterminé que le gouvernement avait le droit de supprimer les droits des navires lorsque les pêcheurs ne les utilisaient pas, mais que si ces droits étaient utilisés, alors ils pourraient être considérés comme des biens attachés à des obligations juridiques.
Comme le souligne Paul Trebilcock de l’Association britannique des producteurs de poisson : « Les gens ont besoin de comprendre que les pêcheurs n’ont pas demandé à être dans un système régulé par le marché. Pourtant, ils ont été encouragés par nos gouvernements successifs à acheter des droits et à investir. Beaucoup ont emprunté, hypothèqué leurs biens et réinvesti des sommes importantes dans le but de bâtir des entreprises durables et légales. Est-il juste de les punir pour cela maintenant ? »
Il est difficile de réformer un marché une fois mis en œuvre. Greenpeace, qui attend de connaître les résultats de l’examen judiciaire à l’automne, espère que le Royaume-Uni réussira là où l’Islande a échoué, et parviendra à freiner le marché pour créer un système plus équitable. « Redistribuer les quotas pourrait créer des emplois, reconstituer les stocks de poissons, et encourager une pêche durable », ajoute Rukayah, « ne pas le faire pourrait engendrer la dévastation de communautés côtières. »
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L’étude de Christopher Costello, publiée dans la revue Science en 2008, qui avait à l’époque suscité un vif débat entre les pro et les anti Quotas Individuels Transférables (QIT). L’auteur et ses collègues avaient étudié près de 11 000 pêcheries dans le monde et avaient trouvé que les pêcheries qui étaient gérées à l’aide de QIT étaient moins surexploitées que celles utilisant d’autres systèmes de gestion.
Seth Macinko, économiste de l’université de Rhode Island, montre cependant que l’étude de Costello a été directement interprétée comme étant en faveur d’une privatisation des droits de pêche. Il insiste sur le raccourci qui a été fait entre “attribution de quotas individuels” et “privatisation des droits de pêche”; et fait la distinction entre l’outil (pré-allocation de droits de pêche) et l’idéologie (idée que ces droits de pêche préalloués doivent être privatisés). Selon lui la possibilité d’une gestion publique de quotas individuels, sans capitalisation, est, à tort, éclipsée. Voir la vidéo de son intervention sur la politique des pêches dans l’UE lors d’une conférence au parlement danois, Copenhague, Mars 2012.
Plusieurs articles scientifiques soulignent les effets dévastateurs au niveau social de l’utilisation de QIT si ceux-ci sont privés (comme c’est le cas actuellement pour tous les pays les ayant mis en place):
Højrup, T (2011) The Common Fisheries Policy has to recognize the need for common goods for coastal communities. Common community quotas for sustainable life-modes in coastal fisheries: the alternative to privatization of fishing rights in the home waters of Europe. Centre for Coastal Culture and Boatbuilding. 60pp. Disponible à : http://www.thorupstrandkystfiskerlaug.dk/thenecessity.pdf
Contribution au livre vert pour la réforme de la Politique Commune de la Pêche de l’Union Européenne, écrite par un groupe de pêcheurs danois et de chercheurs de l’institut Saxo (Université de Copenhague, Danemark) : http://ec.europa.eu/fisheries/reform/docs/thorupstrand_en.pdf
Bateaux de pêche à Thorup Strand, Jutland du Nord, Danemark. ©Alyne Delaney A Thorup Strand, une vingtaine de pêcheurs se sont rassemblés en coopérative et ont acheté des quotas pour 6 millions d'euros. Ils ont ainsi pu faire obtenir des quotas à des jeunes et des petits pêcheurs qui n'auraient pas pu emprunter auprès des banques.
La position officielle de la France est historiquement en faveur d’une gestion collective des pêches. La loi d’orientation sur la pêche et les cultures marines[1] puis la loi sur de modernisation de l’agriculture et de la pêche[2] qualifient de patrimoine collectif « les ressources halieutiques auxquelles la France accède, tant dans ses eaux sous juridiction ou souveraineté que dans les autres eaux où elle dispose de droits de pêche en vertu d’accords internationaux ou dans les zones de haute mer« . Une telle gestion collective a pour but d’éviter la patrimonialisation des droits de pêche et de maintenir les équilibres économiques et sociaux.[3]
En 2006, un arrêté est établi pour établir les modalités de répartition des quotas des navires français immatriculés dans l’UE.[4] La France a retenu le principe du « quotas individuel administré non librement transférable » : attribués à chaque producteur via les organisations de producteurs, ils ne sont pas transférables via le marché et ce sont les OP qui s’occupent de leur répartition pour répondre aux entrées/sorties de flotte.
Organisation actuelle du système de gestion des quotas en France (Source: Larabi et al. 2013)
TAC: Totaux Autorisés de Capture (par espèce et région de pêche européenne)
EM: Etat Membres
OP: Organisation de Producteur
Assises de la pêche (2009) : Motion commune déposée par la plateforme inter-ONG constituée des organisations suivantes : BLOOM, Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Greenpeace, Ocean 2012, Planète Mer et WWF
Disponible à : http://www.bloomassociation.org/wp-content/uploads/2013/11/Livre-jaune-réforme-PCP_réponse-ONG.pdf
(p22) 3.3 Serait-il possible de recourir davantage aux droits transférables (individuels ou collectifs) pour réduire la capacité des flottes industrielles et, si oui, comment mettre en place cette évolution ? Quels garde-fous convient-il de prévoir en cas de mise en œuvre d’un système de ce type ? D’autres mesures pourraient-elles avoir le même effet ?
« Depuis trente années qu’ils ont été mis en place, les QIT ont été conçus pour résoudre les questions de rentabilité des pêcheries et non pour réguler la pression de pêche ou réduire les impacts sur les écosystèmes.
De facto, dans l’hypothèse où la mise en place des QIT sur le segment de la flotte industrielle contribuerait à réduire la capacité, elle ne règlerait pas d’autres problèmes inhérents aux pêcheries de ce segment. En outre, elle pourrait même favoriser l’émergence ou l’exacerbation d’autres réalités préoccupantes :
Dans tous les cas, les droits d’accès et les quotas (individuels ou collectifs, transférables ou non) ne sont qu’un outil au service d’une stratégie à long terme et non un objectif.
Le choix de la combinaison d’outils à mettre en œuvre doit être précédé de l’élaboration argumentée des objectifs de moyen et long terme compatibles avec les obligations de la directive cadre sur la stratégie marine et les trois piliers du développement durable.
Des garde-fous ? A ce jour, aucun système de garde-fous n’a été en mesure de garantir que la mise en place de QIT protège la pêcherie des effets négatifs listés ci-dessus.
Autres mesures, mêmes effets ? Combinaison faisant appel à l’approche écosystémique, au principe de précaution, aux plans de gestion à long terme, aux UEGC. »
Bateau de pêche rentrant au port, Le Guilvinec ©Charlène Jouanneau
[1] Loi n° 97-1051 du 18 novembre 1997 d’orientation sur la pêche maritime et les cultures marines http://legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000751904
[2] Loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022521587
[3] Larabi, et al. (2013) Quota management in a context of non-transferability of fishing rights: The French case study. Ocean & Coastal Management 84: 13-22.
[4] Arrêté du 26 décembre 2006 établissant les modalités de répartition et de gestion collective des possibilités de pêche (quotas de captures et quotas d’effort de pêche) des navires français immatriculés dans la Communauté européenne