09 mars 2016
Au cours du débat parlementaire sur la proposition de loi « économie bleue » à l’Assemblée nationale les 2 et 3 février 2016, le secrétaire d’État à la pêche, Alain Vidalies, ainsi que certains parlementaires, ont avancé des chiffres formidablement optimistes sur l’état de santé des stocks de poissons.
Alain Vidalies a proclamé : « nous sommes aujourd’hui avec 70% des espèces qui sont au rendement maximum durable », et Philippe Le Ray (Les Républicains) : « on est à l’équilibre dans 75% des espèces ». Tous deux ont utilisé ce bilan extravagant de l’état de la ressource pour rejeter des mesures importantes, ayant justement pour ambition de restaurer les populations de poissons dans les eaux européennes et d’interdire la méthode de pêche la plus destructrice de toutes, le chalutage profond.[1]
Si telle était la réalité de l’exploitation des ressources marines, il y aurait en effet matière à se réjouir du redressement spectaculaire de la situation européenne extrêmement dégradée. Or, après avoir compilé et analysé l’intégralité des avis scientifiques de l’année 2015 produits par le Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM),[2] BLOOM met en lumière une réalité malheureusement bien plus inquiétante : seulement 18% des stocks de poissons européens sont pêchés à une intensité qui – à terme – pourrait potentiellement permettre d’atteindre l’objectif de « rendement maximum durable ». Quant à savoir combien de stocks sont déjà pêchés de façon durable avec certitude : impossible de les évaluer car les informations permettant de faire ces calculs ne sont pas publiées par le CIEM. Cette grande prudence ne laisse rien présager de bon pour le bilan de santé des stocks…
Comment un membre du gouvernement et nos élus peuvent-ils proclamer des chiffres aussi clairement erronés en toute impunité ? BLOOM a enquêté pour comprendre où ce chiffre relevant de la science-fiction prenait sa source. Celui-ci est asséné dès la première page du site internet du lobby de la pêche industrielle, BLUEFISH, qui se présente comme une inoffensive ONG, mais qui, comme pour le reste de son fonctionnement,[3] n’est absolument pas transparent. BLUEFISH se dispense donc de justifier une telle affirmation.
En remontant le fil, le seul chiffre qui s’approche de ces valeurs a été retrouvé par BLOOM dans un rapport de la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA) datant de 2015, qui mentionne : « sur l’ensemble des stocks évalués, la proportion de stocks exploités durablement est passée de 6 % en 2004 à 61 % en 2012 ». Un hiatus sidérant expliqué par un calcul biaisé selon Frédéric Le Manach, directeur scientifique de BLOOM : « la DPMA a complètement faussé les chiffres en faisant croire que l’assiette de calcul portait effectivement sur « l’ensemble des stocks évalués ». Or leur calcul ne retient qu’une infime partie des plus de 200 stocks de poissons évalués en Europe. En réalité, en 2012, les stocks exploités à un effort de pêche durable[4] étaient au nombre de 13,8% ! C’est certain qu’en écartant toutes les données qui ne vont pas dans le sens que l’on désire, on peut faire dire aux chiffres tout et n’importe quoi… Pour expliquer le bond entre ce 61% et le chiffre de 70 ou 75% repris par les politiques, il faut peut-être incriminer une mémoire défectueuse ou une fâcheuse tendance à l’exagération… ».
« Par leurs déclarations, le Secrétaire d’Etat comme les élus se sont fait l’écho d’une désinformation lourde de conséquences de la part de l’administration centrale et des lobbies de la pêche industrielle. Cela dénote un besoin urgent d’encadrement du lobbying et de consultation de toutes les parties prenantes par le législateur. Cette connivence entre les groupes de pression industriels et les divers relais du pouvoir est la raison même de l’échec des gouvernements successifs à gérer correctement le secteur de la pêche en France. Il faut que ça cesse » conclut Frédéric Le Manach.
« Les ONG s’astreignent à corroborer leurs plaidoyer de nombreuses références précisément pour que les décideurs puissent fonder leurs positions sur des arguments rationnels, scientifiques, évalués. Or on voit avec cet épisode, qu’une fois de plus, les décisions se prennent par une poignée d’individus en maîtrise très approximative de leur sujet et abreuvés de données farfelues et fabriquées de toutes pièces. Si c’est sur cette base que notre gouvernement et nos élus légifèrent et que la France entend restaurer les populations de poissons et sauver le secteur de la pêche, on est très mal barrés » s’inquiète Claire Nouvian, Présidente de l’Association BLOOM.
La proposition de loi « économie bleue » sera discutée au Sénat les 10, 23 et 24 mars. Les élus ont encore la possibilité de revoir leurs positions et de s’inquiéter de la qualité des informations qui leur ont été communiquées. Seule une réforme en profondeur du secteur de la pêche pourra en assurer la viabilité écologique, sociale et environnementale à long terme.
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Principales conclusions de l’analyse de BLOOM, accompagnées de quelques éléments de langage halieutique
Un stock correspond à la fraction exploitable de la population d’une espèce de poisson. Par exemple, les juvéniles non capturables sont donc exclus de cette notion de stock. Deux stocks sont théoriquement isolés l’un de l’autre, mais il existe des interactions plus ou moins fortes dans la pratique. Dans le cas de la lingue franche (aussi appelée « julienne » ; Molva molva), il existe quatre stocks évalués par le CIEM : un autour de l’Islande, un autour des Îles Féroé, un dans la partie arctique de l’Atlantique nord-est et un autre dans une grande zone fourre-tout.
L’indicateur « FRMD » correspond à l’effort de pêche (c’est-à-dire la capacité humaine et technologique mise en œuvre lors d’une campagne de pêche) qui permet d’obtenir, à l’équilibre du système, le maximum de captures de poissons années après années. C’est le fameux « rendement maximum durable ». Si ce seuil est dépassé, le stock est alors surpêché.
La réponse biologique de la taille d’un stock, la « biomasse », à une diminution de l’effort de pêche n’étant pas instantanée, un stock peut « être à FRMD » mais toujours avoir une biomasse inférieure à son niveau maximum durable (BRMD). Ce BRMD est le seul vrai indicateur de durabilité de la pêche mais le CIEM se refusant toujours de le communiquer dans ses avis annuels nous avons ici utilisé l’indicateur Btrigger. Il correspond à la biomasse en-deçà de laquelle un plan de gestion doit être mis en place afin de restaurer la productivité du stock. Seulement 8,3% des stocks évalués remplissent de manière satisfaisante les deux critères FRMD et Btrigger, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont pêchés durablement, puisque Btrigger est inférieure à BRMD par définition. Nous sommes donc très, très loin des 61% de la DPMA et des 70-75% inflatés de messieurs Vidalies et Le Ray.
[1] Les amendements n° 43 et 205 (interdiction de capture d’espèces menacées d’extinction) et 192 et 207 (interdiction du chalutage profond) ont été rejetés suite à l’utilisation de cette argumentaire : www.bloomassociation.org/economie-bleue-retour-sur-les-amendements-de-bloom.
[2] Les indicateurs de santé de ces 258 stocks sont détaillés dans 249 documents disponibles sur le site du CIEM (www.ices.dk/community/advisory-process/Pages/Latest-Advice.aspx).
[3] Budget, origine des financements, élus militant à leurs côtés, activités déployées, intérêts défendus etc.
[4] L’indicateur « FRMD » correspond à l’effort de pêche optimal qui permet d’obtenir, à terme, le maximum de captures de poissons années après années (le fameux « rendement maximum durable »). Avoir un « effort de pêche durable » ne signifie donc certainement pas que la pêcherie est déjà durable.
Télécharger le communiqué de presse ici.
Lire la lettre ouverte adressée à M. Vidalies et à la Direction des Pêches maritimes et de l’Aquaculture ici.
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