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10 juin 2015

Désaccords de pêche

Aide au développement ou pillage des ressources: deux visions contrastées des accords de pêche entre l’UE et les pays d’Afrique

Europêche, un groupe rassemblant les industriels européens de la pêche, vient de publier une infographie vantant les mérites des « accords de partenariats de pêche durable ». Ces accords sont ceux que la Commission européenne négocie afin de permettre aux flottes industrielles de l’UE d’exploiter les eaux d’une vingtaine de pays en développement, en échange de contreparties financières.

Equitables et durables selon Europêche, ces accords ont pourtant régulièrement fait l’objet de vives critiques de la part de scientifiques, d’ONG et mêmes de personnalités politiques.

Pêcheur sur sa pirogue, Andavadoaka (Madagascar) © Frédéric Le Manach

Pourquoi cette infographie d’Europêche sur les accords de pêche entre l’UE et certains pays en voie de développement est-elle une aberration ?

Son titre, « les accords de pêche de l’UE avec l’Afrique: des accords de pêche durable », rappelle le changement de terminologie dans l’intitulé des accords de pêche au cours de leur existence (Fig 1). Alors que, pour de nombreux commentateurs, l’Europe pille allègrement les ressources de l’Afrique depuis de nombreuses années grâce à ces accords, on a vu leur nom évoluer au fil des réformes successives de la politique commune des pêches : auparavant dénommés « accords de pêche », ils sont devenus « accords de partenariat de pêche » en 2004, puis « Accords de partenariats de pêche durable » lors de la dernière réforme votée en décembre 2013. Même si ces changements sémantiques ont été accompagnés de nouvelles clauses sociales et environnementales, leur réalité n’est pas vraiment fondée : peu d’études ont analysé les conséquences sociales, environnementales et économiques de ces accords sur le long terme ; aucune n’a regardé s’ils s’amélioraient au cours du temps (cf thèse de Frédéric Le Manach, directeur scientifique de BLOOM).

Evolution de l’intitulé des accords au cours des réformes successives de la Politique Commune des Pêches ©Charlène Jouanneau

Le premier changement sémantique qui avait introduit le terme de « partenariat » (souhaitant sans doute suggérer des objectifs communs et une certaine autonomie dans l’association des parties) n’était la plupart du temps pas fondé sur des réalités tangibles (voir les évaluations existantes des accords). De même, le bien-fondé de l’emploi de l’adjectif « durable » rajouté l’an dernier serait à démontrer par des études sur le long terme. Il est donc un peu tôt pour conclure de leur durabilité comme le fait Europêche.

Dans son infographie, Europêche se félicite en effet de différents « succès » de ces accords de pêche. Pourtant, le bilan inverse peut pratiquement être fait point par point pour la période 1980-2015. Même si nous espérons à terme, d’une manière plus nuancée, rejoindre Europêche dans son enthousiasme dans l’évaluation des bénéfices des accords de pêche pour les populations locales en terme de retombées sociales, économiques et environnementales, le tableau qu’ils dépeignent est bien éloigné de la réalité de ces accords.

Cet enthousiasme n’est pas anodin. Qui est Europêche ?

Europêche se présente comme l’organe représentatif des pêcheurs de l’Union européenne, mais cette association relaie essentiellement les préoccupations du segment industriel de la flotte européenne. Parmi ses membres se trouvent les plus grosses entreprises de pêche de l’Union, celles qui justement bénéficient des accords de pêche. Pour la France par exemple, l’UAPF est présidée par Yvon Riva, également président d’Orthongel (regroupement des armements pratiquant la pêche au thon tropical au large de l’Afrique) et ancien de Saupiquet, entreprise impliquée dans la pêche et de la transformation des thons tropicaux.

Europêche était anciennement présidée par Javier Garat, en parallèle actionnaire et membre du conseil d’administration d’Albacora SA, la première entreprise de thon en Europe qui possède plusieurs des plus gros navires thoniers du monde. Javier Garat a été remplacé début 2015 par Kathryn Stack pour appuyer la voix de l’industrie de la pêche au sein de l’UE. Les positions pro-industrie et anti-ONG environnementales de Mme Stack sont en fait bien établies.

Dans l’infographie parue sur son site, Europêche nomme plusieurs objectifs de ces accords de pêche :

«- Supporter les communautés locales ;

– sécurité alimentaire et emplois ;

– combattre la pêche illégale et les pratiques de pêches destructrices ;

– améliorer la recherche scientifique et la collecte de données ;

– conservation de la ressource et durabilité environnementale ;

– créer des opportunités de pêche pour les flottes européennes de pêche »

Qu’en est-il ?

Il est très surprenant de présenter les opportunités de pêche pour les flottes européennes comme le dernier objectif des accords de pêche. Lors de la création des accords de pêche au début des années 1980, et surtout avec l’entrée de l’Espagne dans l’UE, le but affiché de ces accords était ouvertement un moyen d’exporter la surcapacité de pêche européenne tout en continuant d’alimenter son marché en produits de la mer. Mettre cet objectif en dernier est donc hypocrite de la part d’Europêche, puisque c’est évidemment le principal pour les industriels. L’industrie thonière française par exemple considère ces accords de pêche comme un droit inaliénable. Au vue des évaluations faites de ces accords, il apparaît aussi très clairement que l’objectif de rentabilité arrive très loin devant les autres.

L’objectif de contribuer à la « sécurité alimentaire » est également très questionnable : la quasi-intégralité des captures européennes dans les eaux des pays « partenaires » est exportée vers l’Europe (où elle représente 4% du marché selon Europêche). Il s’agit généralement de produits assez « luxueux » comme le poulpe, les langoustes ou le thon qui sont vendus à prix d’or sur les marchés des pays développés, et dont les populations africaines ne voient jamais la couleur. Europêche mentionne comme bénéfice des accords de pêche des « millions de repas fournis à la population mondiale qui augmente ». Encore une fois, cette affirmation offre un point de vue très incomplet, puisque qu’il n’est pas précisé que ces « repas » se dirigent en majorité vers l’Europe, le continent qui présente l’un des taux de croissance démographique les plus faibles du monde. L’Europe dépend chaque année très largement de poisson importé; et la consommation moyenne d’un Européen (22 kg/an) est à comparer à celle d’un Africain (15,5 kg/an). Parler de ces accords comme contribuant à la sécurité alimentaire est donc absurde: pour les pays africains ces accords auraient plutôt tendance à avoir l’effet inverse.

Quel est l’impact de la flotte UE sur les stocks de poisson des eaux africaines ? Est-ce que les pêcheurs africains observent une diminution de leurs ressources marines depuis que ces accords existent ?

Europêche dit que les « accords de pêche sont basés sur les meilleurs avis scientifiques afin de préserver les stocks » et que « les bateaux européens ont seulement accès au surplus de ressource en échange d’une contribution financière intégrée à un cadre législatif transparent ».

Europêche est encore une fois bien optimiste. En fait, il y a seulement un petit nombre des stocks d’espèces ciblés par les européens au travers des accords de pêche qui sont évalués scientifiquement. Même dans les cas où de telles évaluations existent, les stocks sont connus pour avoir été systématiquement surpêchés. Un des cas les plus emblématiques est celui du poulpe en Mauritanie, mais c’est loin d’être le seul. Profitons-en pour citer une phrase tirée de l’évaluation de l’accord entre l’UE et la Guinée-Bissau, qui serait drôle si elle n’était pas dramatique : « la détermination des quotas apparait comme inutile dans le contexte présent, étant donné que la Guinée-Bissau n’a aucun moyen de contrôler ses captures. Dans tous les cas, le quota de 3 000 tonnes de crustacés apparaît comme n’étant basé sur aucune base scientifique et n’indique aucun stock spécifique ».

Pour les thons, qui représentent actuellement la vaste majorité des espèces ciblées dans le cadre des accords de pêche, la situation n’est guère mieux : il n’existe pas de quotas pour les espèces concernées (albacore, listao et patudo) et les contreparties de l’accord de pêche sont calculées à la tonne de poisson pour les armateurs européens. Comment donc oser parler de surplus, qui correspondrait à la différence entre le total admissible des captures et les captures totales domestiques, alors qu’aucun « plafond » des captures admissibles n’est calculé ?

De l’avis des pêcheurs africains, la situation est inquiétante: les témoignages de pêcheurs observant des diminutions dans le rendement de leurs captures sont monnaie courante. Même si les flottes européennes ne peuvent être tenues pour seules responsables, il est préoccupant qu’elles ne remettent pas en cause leur présence dans les eaux de ces pays.

Europêche affirme que la contribution financière des armateurs pour obtenir le droit de pêcher dans les eaux de ces pays « augmente continuellement ». Encore un mensonge.

Dans l’absolu, si l’on considère que la valeur de l’argent ne change pas au cours du temps, Europêche n’a pas tort. N’importe qui ayant quelques connaissances en économie pourra cependant facilement prouver le contraire. L’inflation est mesurable et il est d’une malhonnêteté intellectuelle totale de dire d’une contrepartie financière qu’elle augmente si cet ajustement pour l’inflation n’est pas fait. C’est ce que fait pourtant ici Europêche. La contrepartie financière des armateurs thoniers était de 20€/t jusqu’en 1998, de 25€/T jusqu’en 2005, puis de 35€/t jusqu’en en 2014. Les nouveaux accords thoniers ont aujourd’hui une contribution industrielle à hauteur de 55€/t pêchée de thon. Il est donc tout à fait malhonnête de la part d’Europêche d’ignorer l’inflation : 20€ au début des années 1980 valaient à peu près autant que 55€ en 2015 !

Enfin, nous pourrions aussi signaler que l’industrie thonière française a publiquement reconnu ne pas payer une contrepartie très élevée au regard de ce qu’ils seraient prêts à payer (jusqu’à 7% de leur chiffre d’affaire). D’après les estimations du directeur scientifique de BLOOM, nous ne sommes pas encore à ces 7%. Les armateurs français pensent bien sûr que ces estimations sous-estiment leur contribution par rapport à leur chiffre d’affaire, tout en refusant de montrer leurs « vrais chiffres ». Des choses seraient-elles à cacher ?

La contrepartie financière payée par l’industrie pour accéder aux eaux côtières des pays « bénéficiaires » des accords ne représente qu’une partie de la somme collectée par ces pays.

On peut lire dans l’infographie d’Europêche qu’ « En 2014, le budget européen pour les accords de pêche était de 68 millions d’euro, dont 35% ont été utilisés pour renforcer la gestion des pêches dans les pays partenaires ». Ces contreparties sont-elles bien utilisées ? Qui est chargé d’étudier l’évolution de la gestion des pêches dans les pays partenaires ?

Effectivement, la contrepartie financière de l’industrie ne représente qu’environ 25% du total perçu par les pays « partenaires » pour l’accès des flottes européennes à leurs eaux. Les 75 autres pourcents correspondent à des subventions, pudiquement appelés « budget européen pour les accords de pêche» par Europêche. Les contribuables européens contribuent donc à hauteur de 75%, via leurs impôts, à ces accords de pêche. Pas sûr que ça plaise à tout le monde !

Ces subventions sont, selon les pays partenaires, plus ou moins dédiées au renforcement du secteur des pêches. Le problème est que ce financement aux trois quart public est souvent très opaque comme en attestent de nombreuses évaluations. On ne sait donc pas vraiment comment cet argent est utilisé.

Concernant ces flottes européennes, Europêche nous dit que « moins de 400 bateaux européens opèrent dans les eaux africaines, contre 755 200 bateaux battants pavillons africains ». Peut-on pour autant faire le constat que les flottes européennes n’ont qu’un impact limité ?

Absolument pas. Les deux nombres avancés correspondent à deux secteurs incomparables. Il est particulièrement malhonnête de la part d’Europêche de mettre sur le même plan les navires la flotte européenne, qui compte des thoniers senneurs de plus de 80m de long (26 d’entre eux sont français), et les bateaux africains, en majorité des pirogues ou barques motorisées de 10m de long. Un autre facteur est à prendre en compte : beaucoup de bateaux battant pavillons africains sont en fait à intérêts étrangers (principalement européens et asiatiques). Citons par exemple le cas des thoniers senneurs français et espagnols pavillonnés aux Seychelles et à Maurice pour raisons fiscales.

Nous pourrions également soustraire à cette  « flotte africaine » de nombreux bateaux appartenant à des sociétés mixtes.

Lors de la suspension de l’accord avec le Sénégal en 2006, une grande partie des bateaux européens sont subitement devenus sénégalais. D’une pierre deux coups : ils pouvaient continuer à pêcher dans les eaux sénégalaises et échappait de fait aux contrôles européens. Sur ce point heureusement, les choses devraient changer : une nouvelle règlementation imposera aux bateaux européens demandant une licence dans le cadre d’un accord de pêche d’avoir été pavillonnés en Europe les deux années précédentes (Article 31.9).

Pêcheur relevant un casier, Wasini Marine Park (Kenya) © Frédéric Le Manach

« Les accords de pêche favorisent le débarquement des captures européennes pour qu’elles soient transformées dans les pays partenaires ». Transformées, mais pas consommées par l’Afrique, que devient le poisson attrapé par les flottes européennes ?

Que les accords de pêche favorisent le débarquement et la transformation locale est une bonne chose, dans le sens où cela crée un minimum d’emploi local et un peu de retombées économiques dans le pays partenaire. Il faut cependant garder en tête que les usines de transformation sont à capital principalement étranger, que la main d’œuvre locale est moins chère et que les produits sont ensuite réexportés vers l’Europe. Plus de retombées économiques locales, mais plus de bénéfices pour l’Europe, donc.

Quelques mesures semblent vouloir instaurer des garde-fous. Qu’en est-il ?

« Les accords de pêche sont suspendus si les droits de l’Homme et autres principes démocratiques ne sont pas respectés dans les pays partenaires » ; ou encore « les accords de pêche n’autorisent jamais les bateaux européens à pêcher dans la zone des 12 milles nautiques afin d’éviter la compétition avec les pêcheurs-artisans locaux ».

Les droits de l’Homme et les principes démocratiques sont à respecter également du côté européen. Un exemple typique est le Sahara occidental, où l’Europe (entre autres) pêche allègrement depuis des années sans se soucier du fait que les populations locales et les Nations unies elles-mêmes y sont opposées (voir www.fishelsewhere.eu).

Concernant la zone des 12 milles dans laquelle les Européens ne pêcheraient pas, c’est faux. Dans de nombreux cas, les zones de pêche autorisées allaient bien en-deçà des 12 milles nautiques. Il est possible que cette mesure soit appliquée dans le futur pour les nouveaux accords de pêche, mais encore une fois il est malhonnête de balayer la réalité des accords depuis 30 ans. De plus, l’interaction entre pêche industrielle européenne et pêcheurs-artisans locaux ne s’arrête pas à 12 milles nautiques. Certaines espèces comme les thons  et sardinelles sont fortement migratrices, et les effets de la surpêche au large sur la pêche côtière sont encore méconnus.

Les accords de pêche de l’UE sont publics : on peut en lire le contenu sur internet. Peut-on pour autant dire qu’ils sont tout de même préférables à d’autres types d’accords de pêche, négociés directement entre armateurs et pays tiers ?

C’est assez paradoxal, mais une des raisons qui fait que les accords de pêche sont si décriés est que ce sont pratiquement les seuls au monde dont le cadre juridique est transparent ! Effectivement, il existe aussi des accords privés négociés directement par les armateurs et d’autres accords, par exemple asiatiques et russes, négociés par l’état mais dans la plus grande discrétion et dont on ne connaît pratiquement rien. Leurs négociation et fonctionnement sont complètement obscurs et on peut s’attendre à ce que les bénéfices pour les pays « partenaires » soient bien moindres que dans le cadre des accords de pêche.

Il faut donc continuer à critiquer de manière constructive les accords de pêche afin de les améliorer, pour qu’ils ne soient surtout jamais remplacés par d’obscurs accords privés.

Il n’est cependant pas superflu de se poser la question de la souveraineté alimentaire dans l’accès aux ressources : est-ce éthique de la part de l’Europe d’approvisionner son marché en Afrique en raison de la surexploitation de ses zones de pêche ? Ou bien ne devrions-nous pas plutôt penser à manger moins de poisson, tout simplement?

À VOIR, POUR ALLER PLUS LOIN

Le magnifique webdocumentaire Fish for Cheap, Comment l’Europe épuise les mers africaines, de Stefano Liberti / Courrier International

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