20 novembre 2020
Le Royaume-Uni et l’Union européenne ont officiellement jusqu’à la fin de l’année pour trouver un accord régissant les futures relations entre Londres et Bruxelles. Mais le respect de ce calendrier implique que le texte puisse être examiné par les parlements britannique et européen afin qu’il soit ratifié, sans quoi il n’aura aucune valeur juridique. Dans cette optique, un accord aurait déjà dû être trouvé à la fin du mois d’octobre. Pour tenir les délais, il est donc attendu que les discussions s’achèvent d’ici la fin du mois. Sans cesse retardées, les négociations ont été rendues encore plus difficiles par la crise du Covid-19 et continuent d’achopper sur le dossier explosif de la pêche.
Le 1er février 2020, le Royaume-Uni est officiellement sorti de l’Union européenne à la suite d’un premier accord conclu entre Londres et Bruxelles[1]. Entérinant le choix exprimé par les Britanniques lors du référendum du 23 juin 2016, le texte inclut néanmoins une période dite « de transition ». Son but est de permettre qu’un second accord – définissant cette fois-ci les modalités des futures relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne – puisse être trouvé entre les deux parties.
Bien que cette période transitoire doive se terminer le 31 décembre prochain, aucun accord n’a pour l’heure été trouvé, ce qui fait craindre la possibilité d’un « no deal ». Un tel scénario serait particulièrement catastrophique pour les pêcheurs européens qui pourraient se voir brutalement privés d’accès aux eaux anglaises.
Parmi les différents facteurs ayant conduit à la tenue d’un référendum sur le Brexit en 2016, la colère et la défiance des pêcheurs britanniques vis-à-vis des institutions européennes ont indéniablement constitué un élément déterminant. Comme le rappelle un rapport d’information de l’Assemblée nationale paru en juin 2020, « les pêcheurs britanniques ont voté à 92 % pour le Brexit, y compris les pêcheurs écossais, alors même que l’Écosse a majoritairement voté pour le « remain » »[2]. Bien qu’elle occupe un poids relativement marginal dans l’économie globale de la Grande-Bretagne avec une part du PIB s’élevant à 0,03%, la pêche y conserve cependant un poids symbolique extrêmement important ainsi que le soulignent encore les auteurs du rapport parlementaire[3].
La pêche dispose, au Royaume-Uni, d’une « valeur culturelle, sociale et historique beaucoup plus large » que sa seule contribution au PIB, ayant notamment permis le développement de communautés côtières britanniques, ce qui conduit certains analystes à parler de la pêche comme un « enjeu totémique » du Brexit.
Dans les faits, les pêcheurs britanniques sont excédés par leur déficit d’accès aux quotas de pêche. Ils en imputent à l’Union européenne l’entière responsabilité. D’après une enquête menée en 2018, 80% des quotas anglais sont détenus par des propriétaires étrangers ou des millionnaires britanniques[1]. Illustration flagrante de cet accaparement, le cas du navire néerlandais Cornelis Vrolijk qui détient, à lui seul, 23% des quotas britanniques. Avec quarante unités en 2017, les Espagnols se placent aussi en tête des navires battant pavillon britannique mais dépendant en réalité de capitaux étrangers[2].
Ce sujet est absolument central si l’on veut comprendre l’un des aspects les plus importants du ressentiment des pêcheurs anglais. En fait, cette situation a été rendue possible par le rattachement de droits de pêche à des navires à travers le système des QIT (quotas individuels transférables) au Royaume-Uni. En l’absence d’acquéreurs nationaux, ces unités ont donc pu être vendues à des opérateurs étrangers dans la plus parfaite légalité. D’ailleurs, la question ne se circonscrit pas au seul Vieux continent. N’importe quelle compagnie extra-européenne peut en réalité acquérir un navire britannique et s’approprier, par voie de fait, les quotas qui lui sont attachés.
La marchandisation de l’accès aux ressources halieutiques qui a été inaugurée par le système des QIT a donc favorisé la financiarisation et la capitalisation de la pêche au Royaume-Uni. En l’absence de régulation, ces mécanismes donnent lieu à une concentration toujours plus forte du secteur entre les mains de quelques opérateurs. Ces oligopoles grignotent progressivement l’accès des pêcheurs aux quotas et finissent par les exclure du secteur. De ce point de vue, le problème n’est donc ni celui de la répartition des TAC (totaux admissibles de captures) entre les pays de l’Union européenne – au demeurant questionnable et critiquable –, ni même celui du libre accès aux eaux britanniques. En l’occurrence, il est l’une des conséquences directes de l’instauration de ce système de QIT par le gouvernement britannique lui-même.
Les eaux britanniques, particulièrement poissonneuses, fournissent un accès précieux aux ressources halieutiques pour les pêcheurs européens. À titre indicatif, la pêche européenne y est 8,4 fois plus importante que celle pratiquée par les flottes anglaises dans le reste des eaux communautaires[3].
Volumes et valeur combinés, la Belgique est le pays qui dépend le plus de ces captures réalisées dans les eaux anglaises (50%). Elle est suivie par l’Irlande (35%), le Danemark (30%), les Pays-Bas (28%), l’Allemagne (19%) puis la France (19%)[4]. En effet, les flottes hexagonales y réalisent environ 30% de leurs captures. Cette part s’élève même à 50% pour les armements bretons.
En l’absence d’accord entre Londres et Bruxelles d’ici la fin de l’année, les pêcheurs européens pourraient donc se voir privés d’accès à ces stocks de poissons dès le 1er janvier 2021.
Début 2020, un premier désaccord était déjà survenu au sujet de Guernesey, une île anglo-normande qui jouit historiquement d’une certaine autonomie politique en raison de son statut de bailliage. Tout comme Jersey, les deux îles et autres archipels en dépendant n’ont jamais fait partie de l’Union européenne. Le 1er février 2020, les autorités de Guernesey avaient décidé unilatéralement de supprimer l’accès à leurs eaux aux pêcheurs français, faisant ainsi fi des dispositions prévues dans le cadre de la période transitoire. Les pêcheurs français avaient alors menacé de bloquer les débarquements des navires britanniques dans les criées. Le gouvernement français s’était retrouvé contraint de négocier, dans l’urgence, un accord pour obtenir des autorisations de pêche.
À ce stade, plusieurs scénarii sont évoqués. Premièrement, en cas de « no deal », le risque immédiat sera la fermeture brutale des eaux anglaises au 1er janvier 2021. À moyen terme, cela impliquerait que l’Union européenne dans son ensemble ou bien chaque pays séparément négocient un/des accord(s) bilatéraux de pêche. C’est actuellement le cas avec les pays tiers du nord de l’Europe (accords dits « nordiques ») comme la Norvège, l’Islande et les Îles Féroé. Deuxièmement, en cas d’accord d’ici la fin de l’année, l’hypothèse la plus probable reste la mise en place d’une période transitoire avant que le nouveau cadre soit définitivement mis en place.
Dans tous les cas, les pêcheurs européens ont d’ores et déjà plusieurs craintes. À commencer par celle d’une augmentation de la pression de pêche dans les eaux communautaires, laquelle se traduirait par une aggravation de la situation des stocks et une compétition accrue entre les flottes pouvant donner lieu à des conflits entre pêcheurs. Cette détérioration des ressources halieutiques risque, de surcroît, d’être renforcée par les effets – déjà observables – du changement climatique sur l’aire de répartition des espèces. En raison du réchauffement des eaux, les espèces migrent progressivement vers les pôles ce qui, à moyen terme, bénéficiera donc aux pays situés à des latitudes plus élevées.
Après de multiples remous durant le mois d’octobre, les négociations semblent reprendre à l’approche de la date-butoir. En l’occurrence, le départ anticipé du conseiller spécial pro-Brexit David Cummings a envoyé un signal encourageant. Pour autant, les jeux ne sont pas encore faits.
Plusieurs désaccords subsistent entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne. La pêche constitue l’un de ces points de blocage mais forme aussi une monnaie d’échange non négligeable dans les négociations. Si Londres veut effectivement exercer sa pleine souveraineté sur ses eaux et revoir le système des quotas jugé déséquilibré, elle souhaite simultanément conserver son accès au marché européen pour y écouler ses produits sans avoir à subir de taxes. Or, l’Union européenne refuse catégoriquement que le Brexit donne lieu à une concurrence déloyale, par exemple à travers l’octroi d’aides d’État qui rendraient les entreprises et produits britanniques plus compétitifs car moins chers.
Si l’on considère donc le poids économique de la pêche dans le PIB du Royaume-Uni par rapport à celui des exportations britanniques vers l’Union européenne (47% de leurs exportations totales, soit 8% du PIB britannique pour l’année 2018[1]), il est évident qu’un « no deal » représente un risque économique majeur. Un risque qui se trouve considérablement aggravé par la crise du coronavirus. De surcroît, il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne reste aussi dépendante des importations européennes, en particulier pour les produits alimentaires.
À ce stade, il paraît donc assez clair que le Royaume-Uni devra céder du terrain sur la pêche. Bien que le gouvernement britannique va sans doute chercher à défendre jusqu’au bout sa position du « Take back control » (« Reprenons le contrôle sur nos eaux »), il lui faudra néanmoins lâcher du lest car les pêcheurs britanniques dépendent du marché européen pour écouler leur poisson. Côté européen, le maintien du statu quo sur ce dossier paraît cependant tout aussi compromis. Dans un webinar sur le Brexit organisé le 17 novembre par Caroline Roose, l’eurodéputé et membre de la Task Force Brexit Philippe Lamberts livrait le pronostic suivant :
C’est évident que c’est l’un des domaines [la pêche] où l’Union européenne a plutôt été gagnante avec l’intégration du Royaume-Uni. Et c’est évident que ce qui résultera du Brexit, sera, dans le meilleur des cas, quelque chose de moins bon que le statu quo. Il ne faut pas s’imaginer que nous allons conserver un accès illimité aux eaux britanniques tel que nous l’avons aujourd’hui.
Tout autant que Bruxelles, Londres a donc intérêt à ce qu’un accord commercial équilibré soit conclu dans les meilleurs délais. Critiqué jusque dans ses propres rangs, le premier ministre Boris Johnson y gagnerait également en démontrant ainsi à son électorat sa capacité à tenir sa promesse-phare de campagne : acter la sortie définitive du Royaume-Uni de l’Union européenne.
Les prochains jours devraient donc être décisifs pour les négociations. Car s’il y a effectivement volonté de trouver un accord, le texte devra ensuite être soumis aux parlements britanniques et européens pour ratification. Le compte à rebours est donc lancé.
Antoine Aurélien, Le Brexit : une histoire anglaise, Paris, Dalloz, 2020.